L’esprit «De Stijl» préservé à Meudon: la maison-atelier de Théo van Doesburg
À la fin des années 1920, Théo van Doesburg (1883-1931) s’installa à Meudon pour y construire sa propre demeure. Y vivait déjà un cénacle artistique formé par Sophie Taeuber-Arp, son époux Hans Arp et Max Ernst. Que reste-t-il aujourd’hui de cette architecture emblématique du mouvement De Stijl, dont l’artiste voulait faire, disait-il, «une sorte de Bauhaus»?
Située aux portes de Paris, Meudon comptait déjà quelques personnalités artistiques, en particulier les époux Arp. Théo van Doesburg avait même conçu l’idée de construire conjointement leur demeure et la sienne. Le projet ne vit jamais le jour, mais le propagandiste prosélyte de De Stijl y bâtit pourtant sa «maison-atelier» où il vécut avec son épouse Nelly.
© J. Schwartz
L’ambition était immense. «J’espère pouvoir entreprendre beaucoup de nouvelles choses, une sorte de Bauhaus ou d’Académie pour un art nouveau». Sa disparition brutale en 1931, alors que la maison était à peine terminée, mit fin aux projets de celui que rien n’arrêtait.
Le porte-voix des avant-gardes
Qui était-il? Un homme d’une insatiable curiosité, à l’affût d’idées avec perpétuellement le désir d’échanger, d’influencer ou de transmettre. Il s’inscrivait dans un mouvement perpétuel. «L’art n’est pas l’être mais le devenir». Là se situe peut-être la raison de sa traversée des avant-gardes de De Stijl au dadaïsme, avec cette contradiction d’avoir embrassé un mouvement nihiliste comme le dadaïsme, et à l’inverse l’utopie bâtisseuse d’avenir de De Stijl. Il appartenait à cette génération née au seuil du XXe siècle qui avait la certitude d’une ère nouvelle dont ses contemporains seraient les architectes. Il n’avait jamais douté des bienfaits de la modernité dont il s’était fait l’apôtre opiniâtre. Il était persuadé du rôle déterminant de l’artiste dans la société nouvelle.
Théo van Doesburg s’était converti à la modernité en 1914, le 8 août, une semaine après l’éclatement de la Première Guerre mondiale. À cette date, il décrivait dans un article sa volonté de libérer l’art de sa béquille, à savoir la nature. Une autre vie semblait s’ouvrir à lui sous l’instigation pour une large part de sa rencontre avec Mondrian en 1915, et l’année suivante de celle de Bart van der Leck, autre membre de De Stijl. La rupture est radicale, il renonce au naturalisme pictural et adhère à l’abstraction qui est pour lui la voie du renouveau. Il apparaît moins en peintre qu’en littérateur et théoricien. Il se nourrissait du catéchisme d’une nouvelle école artistique dont il voulait répandre la bonne parole. C’est ce qu’il fit notamment au Bauhaus en tant qu’enseignant dispensant un cours dédié à De Stijl.
En regard de la définition même de l’artiste, Théo van Doesburg est une figure singulière parce qu’il ne se réalise véritablement qu’à travers l’apport des autres. Témoin la revue De Stijl dont il est rédacteur en chef.
© J. Schwartz
En pape de la modernité, le Néerlandais y fédère non seulement les protagonistes de De Stijl mais aussi tous les représentants de l’avant-garde. Dans ses pages s’égrènent les noms et les œuvres de Man Ray, Marcel Duchamp, des futuristes qu’ils fussent poètes ou artistes. Une place non négligeable est accordée à l’architecture et tout particulièrement à l’Américain Franck Lloyd Wright qui allait du même coup influencer les Néerlandais Jan Wils, Peter Oud, Cornelis van Eesteren et enfin les projets de Théo van Doesburg.
© J. Schwartz
À l’exception des publications du Bauhaus, aucune revue n’offrait durant l’entre-deux-guerres un spectre aussi large sur la modernité en Europe mais aussi outre-Atlantique. À cet égard, van Doesburg a été un découvreur et un passeur exceptionnel y compris en matière d’architecture, sans paradoxalement avoir été lui-même architecte.
La création par architectes interposés
Il était comme en peinture un autodidacte, son rôle a pourtant été fondamental pour l’influence qu’il a exercée. La conception de la maison-atelier de Meudon intervient d’ailleurs après de nombreuses collaborations avec Peter Oud, Jan Wils et Ron van ’t Hoff. On ne peut éluder sa rencontre en 1920 à Berlin de Bruno Taut et surtout celle de Walter Gropius, fondateur du Bauhaus. À Meudon, il s’assure la compétence d’Abraham Elzas qui œuvra à partir des plans dessinés par van Doesburg.
Théo van Doesburg a été un découvreur et un passeur exceptionnel, y compris en matière d’architecture
De la rue, ce sont les couleurs, le bleu et le jaune qui retiennent le regard plus que l’architecture elle-même. Théo van Doesburg était attaché à la simplicité du parti architectural au risque de l’invisibilité. La maison se compose de deux cubes s’interpénétrant à la manière d’une sculpture abstraite. L’un est alloué à l’habitation, l’autre à l’atelier. Le rez-de-chaussée comprenait un garage, une buanderie, une cuisine et une terrasse intérieure donnant sur le jardin. Comme chez Le Corbusier, les pièces de vie, à savoir l’atelier, la bibliothèque et le salon de musique se situaient à l’étage.
© J. Schwartz
Van Doesburg avec Cornelis van Eesteren avaient repensé la fonction du mur: «la nouvelle architecture a ébréché le mur et, de la sorte, elle a éliminé la séparation de l’intérieur et de l’extérieur. Ainsi un nouveau plan tout ouvert est créé, entièrement différent du plan classique, puisque là les espaces intérieurs et extérieurs s’interpénètrent». Cela en vertu de l’utilisation du béton qui permet structurellement une telle transparence de l’espace.
Les couleurs jouent un rôle essentiel dans leur rapport à l’architecture. Dès la parution des premiers numéros de la revue De Stijl, le peintre Bart van der Leck explique que dans le nouvel art, le peintre et l’architecte devront collaborer: le premier fournit la structure, avant que le peintre ne lui fasse contrepoids avec la couleur, voire pour Doesburg avec la lumière sous la forme du vitrail. Dans ses premières collaborations avec des architectes, son intervention se limitait d’ailleurs à la couleur des sols et des fenêtres.
© J. Schwartz
À Meudon, il désirait aller plus loin en concrétisant un projet de maison-atelier énoncé pour la première fois en 1923 dans Vers une construction collective
(Manifeste V du groupe De Stijl). Il accordait au vitrail une importance inattendue et presque religieuse. «La nouvelle peinture, écrit-il en 1930, conçue comme liturgie de la lumière ne peut se manifester de façon plus grandiose que dans le lien intime avec l’architecture, que ce soit dans la peinture d’intérieur en trois dimensions ou sous forme de vitrail».
L’esprit des lieux
© J.-M. Bale
Même si van Doesburg meurt avant d’avoir pu procéder à la mise en peinture, son œuvre est irremplaçable. L’intérêt de Mondrian pour l’architecture était purement théorique. Finalement les réalisations demeurent rares.
Son épouse Nelly y demeura toute sa vie. À son décès, en 1975, la maison et la collection de l’artiste reviennent à la nièce de Nelly, Wies van Moorsel qui conformément au vœu de sa tante en fit don à l’État néerlandais. Les Doesburg en avait fait une sorte de vivier. La Fondation Maison Van Doesburg a su préserver l’esprit des lieux qu’elle fait vivre de manière pérenne depuis 1980 en accueillant en résidence des personnalités de tous les horizons de la création.
À l’évidence la maison de Théo et Nelly continue d’être inspirante. Le photographe Peter Otto qui y a séjourné à la fin des années 1990 constatait qu’elle l’avait conduit, disait-il, «à un bouleversement dans mon travail où j’ai mis le meilleur de moi-même». C’est bien au couple mythique que renvoyait le double portrait Kas et Ilona. Pour la violoncelliste Katharina Gross, hôte en 2020 la maison est «un lieu où l’histoire vous parle». Aujourd’hui Wael el Allouche, artiste et designer diplômé de la Gerrit Rietveld Academie
y poursuit des recherches à mi-chemin de l’abstraction et du design. L’écrivain K Schippers, continuateur de l’esprit subversif du dadaïsme, prétendait que résonnaient encore les «aboiements de Schwitters».
Tous ces souvenirs qui hantaient la demeure avaient été affectueusement entretenus par Nelly van Doesburg sans laquelle, selon K. Schippers, «la folie sérieuse propre à De Stijl, au dadaïsme et au constructivisme, n’aurait jamais jailli».